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"Don't Worry, He Won't Get Far on Foot": entre alcoolisme, tétraplégie et dessin satirique
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Au début des années 1990 était publiée l’autobiographie de John Callahan, dessinateur satirique etasunien connu localement pour son œuvre, cynique selon les uns, désopilante pour les autres. Incessamment, l’acteur Robin Williams acquiert les droits du livre et insinue dans l’esprit de son ami Gus Van Sant, qu’il avait déjà côtoyé sur le tournage de Will Hunting (1998), la volonté d’en faire un film. Qu’a donc de si spéciale la vie de cet auteur de cartoons pour qu’un acteur et un cinéaste respectivement auréolés d’un oscar et d’une palme d’or s’y intéressent de si près ? Alors qu'il a à peine vingt ans, le jeune Callahan, alcoolique notoire depuis l'adolescence, devient tétraplégique après un accident de la route dont la cause fut – sans surprise – le taux d'alcoolémie d'une soirée plus qu'arrosée. Néanmoins, ce n’est que deux décennies plus tard que le film verra le jour, projet dont ne seront jamais témoins ni Robin Williams, ni John Callahan lui-même puisque ce dernier est décédé en 2010, des suites de problèmes respiratoires relatifs à son handicap.
Le film commençant par la fin, ici nul risque de spoilers : John Callahan (Joaquin Phoenix), tel un pantin désarticulé vissé dans un fauteuil électrique, est suffisamment frais pour s’adonner à une allocution publique. L’homme est donc handicapé, mais bel et bien sobre, comme il le demeurera jusqu’à sa mort. Derrière lui, la diapositive d'un de ses dessins est projetée pendant qu’il raconte à l’assistance, non sans l’humour qui le caractérise, la journée qui a précédé l’accident l’ayant fait à jamais prisonnier de son propre corps, désormais plus bon qu'à faire des gribouillis avec un stylo. La même scène viendra clôturer le film, dépeignant donc un individu épanoui et serein, arborant une posture de modèle pour d’autres (ex) alcooliques, sorte de « parrain des parrains » chez les Alcooliques Anonymes. Parce que oui, qui de plus emblématique qu’un tétraplégique sobre et accompli sur le plan personnel, incarnation vivante du fameux crédo nietzschéen « Ce qui ne me tue pas, me rend plus fort », pour représenter l’organisation ?Car si la trajectoire de cet anti-héros ne s’est pas
fracassée à tout jamais avec sa voiture le soir qui l’a vu perdre
définitivement l’usage de la plupart de ses membres, ceci était loin d’être une
évidence scénaristique. L’homme, déjà rongé par son addiction, est littéralement brisé
après son accident. Peut-on faire scène plus déchirante qu’un alcoolique
incapable d’ouvrir lui-même sa propre bouteille, seul objet de soulagement dans
un quotidien désormais partagé entre immobilisme passif et remords perpétuels ?
Ironiquement, n’être plus maître de son corps était peut-être ce dont Callahan
avait besoin pour espérer pouvoir entamer un long et laborieux sevrage,
l’empêchant à tout jamais de s’éclipser furtivement aux toilettes d’une house party, pour ajouter en cachette à
sa bière, politiquement correcte, du whisky politiquement incorrect. C’est donc
aussi la convalescence – d’ailleurs jamais entièrement réalisée – mentale et
physique d’un jeune homme tétraplégique que Don’t
worry, he won’t get far on foot parvient
à mettre en scène, sans concessions.
Dans ce désert existentiel bien avare de perspectives, un individu toxicomane et paralysé comme John Callahan semble n’avoir que deux alternatives. Il pourrait en vouloir à sa mère – qu’il n’a jamais connue – de l’avoir abandonné à la maternité et ainsi se consumer dans un nihilisme autodestructeur et sans issue. Ou bien il pourrait mobiliser ses dernières ressources dans une démarche productrice de sens et cesser de chercher des boucs émissaires pour excuser ses mésaventures. Si Callahan avait opté pour la première option, on n’aurait certainement jamais réalisé son biopic. Sa guérison, il la doit en partie aux réunions organisées par Donnie (Jonah Hill), son parrain chez les AA, ainsi qu’à ses nouveaux amis rencontrés chez celui-ci, tous bien décidés à lui renvoyer une image peu reluisante, mais ô combien fidèle de lui-même : pourquoi aurait-il eu davantage le droit qu’eux de ficher en l’air sa propre vie ?
Alors, vint le dessin. Au beau milieu de la vingtaine,
Callahan se découvre un don lui permettant d’exprimer sa vision désenchantée de
la société américaine des années 70’, tout en laissant s’épanouir un sens de
l’humour des plus corrosifs. Son trait si particulier, et ayant fait sa
réputation, est celui d’un tétraplégique tentant de manipuler un stylo avec ses
deux mains – l’expression « faire avec les moyens du bord » n’ayant
jamais autant frôlé l’euphémisme – et contribue largement à souligner
l’absurdité des situations qu’il choisit de dépeindre. Aussi, le film s’évertue
à montrer un Callahan sans cesse en quête d’éloges auprès du tout-venant,
rappelant au spectateur à quel point ses cartoons
ne sont, à ses yeux, pas à réduire à leur simple valeur intrinsèque – du papier
et de l’encre – mais bien son moyen d’exister, le seul qui lui reste encore.
On dit que le frère cadet de John Callahan, Tom, a cru voir son ainé revenir de parmi les morts, en découvrant l’interprétation de Joaquin Phoenix à l’écran. Si cette assertion est probablement à nuancer, on ne manquera pas de consacrer l’incroyable prestation de l’acteur, manifestement au sommet de son art. Jonah Hill, lui aussi, peut se targuer d’une performance convaincante dans la peau d’un personnage, complexe, profond et, finalement, plutôt inspirant, même si celui-ci a parfois tendance à perdre le spectateur dans un imbroglio d’aphorismes philosophiques contradictoires. En revanche, on n’épiloguera pas sur les apparitions fantomatiques d’une Rooney Mara, ne semblant figurer à l’affiche que pour rendre cette dernière davantage bankable. Tout ce petit monde est donc dirigé par un réalisateur qui aurait pu révolutionner le cinéma contemporain mais qui, depuis Elephant (2003), n’a plus réellement marqué celui-ci de son empreinte. Il en va de même pour Don’t worry, he won’t get far on foot puisque, si ce n’est une écriture et un montage pas entièrement conventionnels, le film puise bien davantage son énergie de la performance des acteurs que de leur mise en scène.
Simon Delwart